Lorsque j’évoque mon travail, les questions les plus fréquentes portent sur le syndrome d’Asperger. Les films, séries, médias ont contribué à faire connaître ce syndrome ou plutôt à en donner une vision quelques fois romancée, parfois caricaturale. Beaucoup d’idées reçues circulent à ce sujet. Actuellement, j’ai la chance de travailler avec quinze personnes atteintes de ce trouble du spectre autistique (quatorze garçons, une fille !). Même si je suis parfois fascinée par les capacités et dons hors du commun de ces jeunes, je perçois bien davantage leurs difficultés. D’ailleurs, si l’on interrogeait leurs parents, ce sont ces dernières qui seraient certainement évoquées avant toute autre chose : difficultés scolaires, isolement social, harcèlement, problèmes voire incohérences administratives, craintes concernant l’avenir, gestion du quotidien… L’immense majorité des mères doivent cesser leurs activités professionnelles pour s’occuper de leur enfant. Et toutes les trajectoires s’apparentent à de véritables parcours du combattant pour lui permettre de se développer dans les meilleures conditions possibles. Ce tableau peut sembler bien sombre mais c’est la réalité quotidienne des familles que je reçois (pour toutes formes d’autisme d’ailleurs).
Pour parler de ce syndrome, il me semble important de revenir sur quelques généralités. Il s’agit donc d’un Trouble du Spectre Autistique. Dans cette vaste famille, on compte huit formes d’autisme* et Asperger est l’une d’entre elles. Ce syndrome qui a été décrit par le pédiatre Hans Asperger représente 15 à 20% des TSA. Il toucherait trois hommes pour une femme mais les signes étant plus discrets chez ces dernières, les chiffres sont à prendre avec précaution. Ce syndrome se caractérise par une altération des interactions sociales, par des intérêts et activités restreints et par des comportements stéréotypés et répétitifs. Il se différencie de l’autisme « classique » par l’absence de retard de langage ou du développement intellectuel.
Autre idée reçue tenace, les Autistes Asperger n’ont pas nécessairement un quotient intellectuel supérieur à la moyenne. Les tests sont d’ailleurs peu adaptés à eux et les résultats sont trop hétérogènes pour permettre le calcul d’un score significatif. On parle de « connaissances en îlots ». Autrement dit, les Asperger vont présenter d’excellents résultats dans certains domaines (par exemple le vocabulaire) et d’importantes difficultés dans d’autres (par exemple la mémoire à court terme). On fait donc l’amalgame entre certaines performances impressionnantes et le fonctionnement intellectuel global.
Cependant, ces jeunes ont tous en commun le fait de posséder des centres d’intérêts restreints et peu habituels, faisant d’eux de véritables spécialistes dans certains domaines. Ceux-ci peuvent être envahissants car le jeune en parle beaucoup et se désintéresse des autres sujets. Au cabinet, j’entends souvent parler d’Egypte ancienne, d’astrophysique, de dinosaures, de Mozart, de programmation… J’essaie vainement d’être à la hauteur des connaissances de mes petits protégés ! Je me contente de leur expliquer qu’il est important de quitter de temps à autre ce domaine privilégié pour s’intéresser à autrui, ce qui n’est pas toujours simple. Enfin, tous ne possèdent pas de « dons » ou capacités extraordinaires comme on l’imagine parfois. Cependant, quelques jeunes présentent des compétences mnésiques hors-normes, une oreille absolue, des dons en informatique quasiment innés ou encore la capacité de lire à une vitesse incroyable… que dire aussi de cette personne qui est capable de me donner sans se tromper le jour de la semaine qui correspond à n’importe quelle date au cours des deux derniers millénaires… Il est vrai que l’on ne peut qu’être fasciné par de telles capacités !
Pour la plupart, ces jeunes sont scolarisés dans des établissements « classiques », souvent aidés d’un Auxiliaire de Vie Scolaire. Chose que l’on ignore souvent, les personnes atteintes du syndrome d’Asperger présentent des difficultés d’organisation, de planification des tâches voire souffrent de dyspraxie**. C’est pour cette raison qu’un accompagnement est nécessaire. Les devoirs sont aussi compliqués, ce sont alors les parents qui prennent le relais. Ces difficultés organisationnelles impactent aussi le quotidien. On perçoit ici l’un des paradoxes de ce syndrome : on peut avoir une mémoire d’éléphant et se faire rappeler à l’ordre chaque jour depuis 18 ans par ses parents parce que l’on a oublié de se brosser les dents !
Ainsi aidés d’un AVS, les jeunes peuvent réussir sur le plan scolaire et l’inclusion auprès de jeunes « neurotypiques » bien que compliquée est souvent bénéfique socialement. Les adolescents Asperger sont soumis aux mêmes phénomènes psycho-sexuels que les autres ados, ce qui leur permet parfois de progresser pour s’intégrer. On observe les centres d’intérêts changer et l’intérêt pour la sphère sociale augmenter. Cependant, ce n’est pas toujours le cas et les difficultés sont nombreuses. Ces jeunes sont malheureusement parfois stigmatisés et exclus voire violentés en raison de leurs différences. D’après mon expérience, les années collèges sont particulièrement difficiles pour eux. A ces âges-là, la recherche de conformité est forte et le manque de maturité ne permet pas toujours de faire preuve de tolérance…
Pour finir, la sphère sociale est particulièrement impactée par ce syndrome même si les signes sont assez discrets dans le syndrome Asperger. Il s’agit avant tout d’un manque d’adaptation sociale. La personne va être en difficulté pour converser. Elle ne maitrise pas bien la notion de réciprocité des échanges. Elle peine aussi à faire semblant de s’intéresser à des sujets qui ne lui plaisent pas. A l’inverse, elle va beaucoup parler de son domaine de prédilection, sans s’apercevoir qu’elle peut être agaçante à la longue. En effet, ces jeunes sont en difficulté avec leurs propres émotions mais aussi celles des autres. Ils ont du mal avec le face à face et évitent le contact visuel, ce qui ne leur permet pas de prendre des informations sur le visage de l’autre. Ce manque d’empathie peut engendrer des remarques cinglantes, sans volonté de blesser l’autre, mais plutôt parce que la remarque sonne comme une vérité pour son auteur. En outre, le vocabulaire utilisé peut être atypique et donc mal compris par l’interlocuteur (un jeune de 14 ans m’a dit il y a quelques semaines que j’employais un vocabulaire un peu trop VERNACULAIRE pour lui !). Ces personnes vont donc manquer d’ajustement social et être en grande difficulté pour comprendre des notions abstraites telles que l’amitié, l’amour, la mort… Tous ces points sont travaillés lors des séances d’habiletés sociales (l’un de mes articles s’y réfère).
Pour conclure, même si je suis parfois la victime amusée des remarques sans filtre de mes petits « Aspis », je suis toujours frappée par la gentillesse inouïe de ces jeunes. Ils partagent une vision du monde pure, sans calcul, sincère et dont la singularité m’émeut, me bluffe, me questionne. C’est un acte véritablement passionnant que de sortir de ses propres références pour entrer dans le monde de l’autre. Je conclurai donc cet article par cette phrase : LA DIFFERENCE EST UNE CHANCE !
*Selon l’Organisation Mondiale de la Santé
**Dyspraxie: trouble neuro-développemental entraînant des difficultés dans la planification des mouvements